L’INSTITUTION, OBJET DE LA PSYCHANALYSE ?*

Introduction

Le collectif L’institution en héritage expose et analyse le travail d’intervention et l’expérience d’un groupe d’analystes et de chercheurs en analyse des institutions. La richesse de chacun des chapitres de cet ouvrage est telle qu’il serait illusoire de pouvoir en faire une analyse approfondie dans l’espace qui m’est imparti. J’ai dû faire des choix qui m’ont porté à insister davantage sur certaines questions qui m’interpelaient ou qui recoupaient ma propre expérience et les problèmes auxquels j’ai été confronté dans les institutions où j’ai travaillé. Cependant, j’ai accordé à chacun des auteurs l’attention et le sérieux requis par son travail et par les problématiques qu’il propose à la réflexion. L’intervention en institution demeure un véritable chantier en construction qui ouvre au psychanalyste qui veut s’y engager un champ de travail passionnant.

En 1987, l’ouvrage, L’institution et les institutions, paru sous la direction de René Kaës, ouvrait une réflexion psychanalytique sur l’institution dont l’élaboration allait se continuer avec la publication de deux autres ouvrages, Souffrance et pathologie des liens institutionnels et L’institution en héritage Il importe de souligner que ces trois livres font partie d’une collection dont la particularité, selon la notice explicative de l’éditeur, est de

« publier des ouvrages à plusieurs voix sur des questions qui font débat dans le champ de la psychanalyse. Un fil rouge traverse ces questions : il attire l’attention sur les rapports entre l‘espace subjectif organisé par les effets de l’inconscient, et les espaces du lien intersubjectif, de la culture et des institutions.»

Cette pluralité de voix, cette polyphonie, pour reprendre un terme cher à Kaës, vise « une articulation entre la clinique, la réflexion méthodologique et l’élaboration théorique

Une première question se pose à propos de l’institution : est-elle un objet de la pratique et de la théorisation psychanalytiques ? Dans L’institution et les institutions, René Kaës répond ainsi :

« Très tôt, dans l’histoire de la psychanalyse, des psychanalystes ont été confrontés, sur le terrain des institutions – soignantes, rééducatrices, pénitentiaires, formatrices… -, aux effets de l’inconscient chez leurs sujets, et dans leur espace propre. Freud qui ne s’est jamais engagé dans cette pratique, en a soutenu à plusieurs reprises la nécessité et l’intérêt ; il en a développé les voies, les risques et les difficultés, depuis sa célèbre et controversée Adresse au congrès de Budapest, jusqu’aux propositions plus tardives de Malaise dans la civilisation et des Nouvelles conférences sur la psychanalyse » (1987, p.V).

Pourquoi alors cette pratique n’a-t-elle jamais été vraiment théorisée ?

« Peut-être d’avoir été discréditée comme « psychanalyse appliquée » ». Pourtant les psychanalystes « fondent des institutions et y exercent des fonctions hiérarchiques, politiques, économiques, thérapeutiques, quelquefois toutes ensemble. Il arrive qu’ils travaillent avec d’autres psychanalystes, réunis dans et par la tâche inscrite dans l’institution » (p.V).

Soigner, enseigner, diriger, psychanalyser sont des modes d’existence du psychanalyste dans l’institution qui soulèvent

« une série de questions sur l’inconscient qui s’y manifeste, sur le discours qui s’y produit et sur son écoute, sur la demande qui s’y exprime et sur son sujet. Chacun de ces emplacements du psychanalyste peut être questionné comme un déplacement par rapport à l’espace et aux enjeux de la cure, ou au contraire comme une tentative de prendre en considération la subjectivité, la souffrance et la jouissance dont l’institution est la scène, et pour une part l’origine » (p.V-VI).

Comment accéder aux processus et aux structures psychiques des institutions ?

« L’étude des processus et des structures psychiques des institutions n’est accessible le plus souvent qu’à partir de la souffrance qui s’y éprouve, et dont certains ancrages ressortissent d’une véritable pathologie de la vie institutionnelle » (p.VI).

L’institution en héritage

En octobre 2006 se tenait à Paris un colloque sur le thème, L’institution en héritage : transmissions, transformations – Que nous apprennent les interventions des psychanalystes dans les institutions ? L’institution en héritage, Mythes de fondation, transmissions, transformations, publié sous la direction d’Olivier Nicolle et René Kaës,

« ne constitue pas les actes  du colloque, écrit Nicolle, mais un ouvrage à part entière dont les auteurs sont pour une part différents des contributeurs au dit colloque, écrit Olivier Nicolle. Les pages à venir veulent en effet témoigner aussi de l’avancée des débats que cette rencontre a permis » (p.5).

Ce volume réunit des auteurs qui appartiennent au CEFFRAP (Cercle d’Études Françaises pour la Formation et la Recherche[1] ) mais aussi à d’autres horizons de la recherche et qui se sont associés à cette entreprise.

Dans l’introduction, Olivier Nicolle rappelle l’intuition féconde d’Anzieu : formuler, vérifier l’hypothèse de dispositifs qui rendraient possible des

« voies d’écoute et d’interprétation authentiquement analytiques par lesquelles l’institution pourrait être reconnue – et se reconnaître – comme un groupe psychique dont les vécus critiques se réfèrent à des mouvements fantasmatiques en grande partie inconscients » (p.3).

L’identité groupale et celle des membres qui constituent l’institution, ses mythes organisateurs, ses idéaux, ses objets et ses tâches, ses interlocuteurs ainsi que le métacadre social, institutionnel et culturel sont en rapport avec ces mouvements fantasmatiques. Depuis le moment où Anzieu a inauguré sa démarche, on a assisté à la naissance d’institutions de grande taille liées aux fonctions étatiques (santé publique, justice, éducation) qui ont connu, au cours des deux dernières décennies, des évolutions considérables.

« Dans ces divers développements, écrit Olivier Nicolle, les changements parfois vécus comme catastrophiques concernent concomitamment des évolutions de grande ampleur dans l’organisation et les conduites sociales, ébranlant donc le métacadre transinstitutionnel » (p.4).

La fréquence de l’irruption de crises dans les institutions donnera lieu à des appels à l’intervention d’un tiers, souvent l’institution-CEFFRAP mais aussi d’autres. L’effet de la constitution de cette expérience contribuera à l’évolution de l’institution intervenante en élargissant et en complexifiant ses propres pratiques d’intervention ainsi que « l’analyse des problématiques qui en découlent ». L’intervention en institution ouvre un immense chantier de travail dont l’élaboration est encore à faire :

« Comment héberger et penser analytiquement la détresse, la colère, mais aussi la destructivité et le masochisme dans des institutions dont les membres se malmènent dans leurs conflits groupaux, et sont aussi malmenés parce que ceux-ci accompagnent restructurations, carences de postes, dénonciations idéologiques des référentiels de soins précédemment consacrés? Ou encore : quelle est dans cette pratique de l’intervention, la place psychique tenue par l’institution dont s’origine l’intervenant lui-même, et dès lors, comment élaborer la problématique de l’interprétation en rapport aux répétitions en jeu dans le contre-transfert groupal, nécessairement à l’œuvre dès la considération de la demande et l’articulation d’une réponse? » (p.4)

Ce sont là quelques-unes des questions qui suscitent échanges et discussions parmi les analystes qui interviennent en institution.

Thème central de l’ouvrage

Dès les premières lignes, l’introduction pose une triple question commune à tous les auteurs :

  • celle de la nature de l’intervention d’un psychanalyste dans une institution qui la sollicite,
  • celle de ce dont cette intervention permet l’écoute,
  • celle de l’élaboration du contenu de cette écoute ainsi que des conditions de son énonciation.

Olivier Nicolle cerne d’abord le thème central de l’ouvrage : deux axes coexistent et se croisent, qui ordonnent l’expérience dont les auteurs rendent compte : un premier axe, diachronique, celui de la mythique et de la fantasmatique. À travers ces dernières se formulent pour se transférer sur la fondation et son négatif, la crise, d’abord une mémoire qui est déjà là, celle de la succession des périodes et des générations; ensuite, « la naissance grandie du groupe », c’est-à-dire une naissance mythique, remodelée par le fantasme; enfin la geste des héros fondateurs de l’institution et leur disparition redoutée. Un second axe, synchronique, celui de la séance, « dont la matière associative s’étend, s’entrelace, et se transforme.» Il s’agit de l’ouverture que

« la proposition de dispositif groupal par l’intervenant rend possible » écrit Olivier Nicolle. Ce continuum prend naissance dans les mouvements psychiques intimes des sujets qui se groupent et s’étend jusqu’au « métacadre constitué par les représentations partagées (celles du discours social, culturel, médiatique et théorique) qui construisent aussi le référentiel des pratiques » (p.1).

Olivier Nicolle souligne la présence du souci méthodologique chez le psychanalyste qui travaille avec les groupes institutionnels ainsi que dans chacun des textes qui constituent l’ouvrage.

Institution et question du tiers

Quelle est l’ambition des auteurs? Constituer et présenter pour la première fois « des problématiques qui font la substance de la pratique d’intervention en institution et de l’élaboration théorico-clinique » qui s’en dégage dans la mesure où cette pratique et cette élaboration s’enracinent dans l’expérience et la théorisation psychanalytiques de groupe. Mais cette ambition demeure bien ancrée dans ce que cette entreprise a de précaire, de problématique, elle n’en évite ni n’ignore les écueils. Comme l’écrit l’auteur :

« elle vise à ouvrir et à maintenir en tension à travers le dispositif qu’elle utilise, puis à penser ce temps(d’) inconnu – celui des transferts et de l’interprétation – que la position structurale qu’occupe l’intervenant permet de fonder, sinon toujours de maintenir : celle du tiers » (p.2).

La question du tiers est centrale dans la réflexion sur l’institution. En effet, l’institution comme intériorité relativement cohérente se constitue autour d’objets idéalisés en même temps qu’elle destitue, de façon relative, le référent extérieur. Alors que le mouvement instituant se caractérise par l’instauration de l’auto-normativité et de la clôture, dans le groupe institué et institutionnel l’auto-normativité et l’auto-référencement sont des effets de l’investissement narcissique du groupe par lui-même. La question du tiers se pose par rapport à cette clôture institutionnelle et à cet auto-investissement. La clôture, « excédant le repère de la limite interne/externe, objective un clivage, recèle et protège le bon objet des atteintes persécutrices de l’œil et de l’oreille de l’étranger » (p.2). Or la position tierce

« dès lors qu’elle viendra à être occupée, questionnera la normativité, l’identité, l’origine et la perduration dans l’être du groupe institutionnel et des liens qui le constituent » (p.2).

L’auteur souligne le caractère séductible de celui qui est en position tierce : il peut se laisser séduire autant par l’intensité des processus groupaux qui lui sont adressés que par ceux que sa présence et ses paroles sollicitent. Et l’auteur de conclure :

« La crise est l’une des faces essentielles du négatif de toute fondation, individuelle ou sociale, elle est donc objet de crainte autant que destin » (p.2).

Elle seule peut justifier l’effort que constitue pour une institution d’avoir à adresser une demande à un étranger de se prêter comme tiers.

Finalement quel est le fil rouge qui traverse les chapitres de cet ouvrage?

« La mise en question des conditions de l’instauration, et du maintien, d’une position psychanalytique auprès du groupe institutionnel […] situant ainsi la problématique du dispositif comme l’un des moments fondateurs de l’intervention, à tous les sens du terme » (p.3).

 

L’effondrement des valeurs instituantes

Dans le premier chapitre, J.-P. Pinel dispose, comme le note Olivier Nicolle,

« une série de repères théoriques, historiques, méthodologiques et techniques importants » (p.5). Son texte se limite « à envisager le champ des interventions conduites en institutions spécialisées » (p.11).

Il esquisse trois grands types de configurations cliniques qui correspondent à trois types de demandes d’intervention potentielle. L’intérêt de ces configurations est qu’elles nous orientent dans la lecture des chapitres qui suivent dans la mesure où certaines des demandes d’intervention décrites et analysées par les auteurs correspondent à ces configurations.

La proposition que l’auteur soumet au débat est ce qui a retenu mon attention à la lecture de ce chapitre ; il la formule ainsi :

« les institutions soignantes sont actuellement traversées par une crise profonde où se télescopent des mutations externes affectant ce que René Kaës (1996, 2007) désigne comme les garants métapsychiques du métacadre social et culturel et des bouleversements internes dans une simultanéité qui produit une forme de collapsus de la topique institutionnelle » (p.22).

Pour clarifier cette proposition, il est nécessaire de préciser ce que sont les garants métapsychiques. Ce sont, écrit René Kaës dans son livre Un singulier pluriel,

« les cadres silencieux sur lesquels repose la vie psychique – les appartenances communautaires, les croyances partagées pourvoyeuses de certitudes, les alliances fondées sur les interdits fondamentaux. […] J’appelle métapsychiques des formations et des fonctions qui encadrent la vie psychique de chaque sujet. Elles se tiennent à l’arrière-fond de la psyché individuelle et entre celle-ci et les cadres plus larges – culturels, sociaux, politiques, religieux – sur lesquels elles s’étayent » (2007, p. 4).

La formation et le fonctionnement de la psyché prennent appui sur ces garants. Mais la crise peut parfois s’étendre jusqu’aux garants métasociaux de l’institution elle-même, c’est-à-dire « ce qui fonde son autorité sur le droit et sur la reconnaissance sociale » (L’institution en héritage, p.47).

Ces cadres, jusque-là silencieux, commencent à devenir bruyants dans la mesure où ils s’effondrent sous les pressions des impératifs de rentabilité économique qui précarisent l’emploi et des mutations culturelles qui imposent l’objectivation, la quantification, le résultat mesurable atteint avec une moindre dépense d’énergie humaine, le calcul et l’efficacité immédiate, valeurs qui constituent le nouveau sacré de nos sociétés. Toutes ces techniques, exclusivement opératoires, ne peuvent qu’avoir « des effets aliénants, délétères et potentiellement désymbolisants » (p.23). Il en résulte une attaque de la pensée et la disqualification du travail clinique. Le collapsus de la topique institutionnelle dont nous parle l’auteur conduit à une situation de confusion de l’interne et de l’externe, de ce qui appartient aux cadres culturels et sociaux et de ce qui appartient à la réalité psychique de l’institution, situation accompagnée d’angoisses primitives, persécutives ou dépressives.

La crise atteint donc le cadre institutionnel dans ses fondements imaginaires et symboliques mettant en danger la transmission.

Les intervenants sont-ils à l’abri de cette crise ?

« ces transformations profondes du cadre institutionnel viennent interroger, écrit J.-P. Pinel, nos cadres internes et nos modes d’intervention » (p.23).

Luc Michel développera cette question au chapitre cinq.

La mythique du groupe

Au chapitre 2, L’institution: temporalité et mythique, Olivier Nicolle développe une réflexion autour du métier des mythes; le mythe est au cœur de toute institution. Tout groupe a une mythique qui se rattache à sa fondation et à ses fondateurs et qui tente de dire comment le groupe est venu au monde :

« la mythique est un universel qui, ni seulement individuel, ni seulement groupal ou collectif, assure les inclusions mutuelles et réciproques du sujet et du groupe » (p.26).

Pourquoi le mythe et la mythique? Parce que l’origine et la fin dernière échappent à toute connaissance. La structure mythique peut être considérée comme catégorie du discours de l’inconnaissable. Le mythe est une fiction qui exprime une vérité tout en travestissant une réalité.

Il est à la fois transmis et construit/reconstruit par le sujet qui y trouve

« a priori les représentations de la causalité de ses vécus et de ses œuvres, comme il y trouvera aussi les représentations qu’il se donne de ses liens avec une pluralité d’autres sujets. Ces liens et ces sujets, il les identifie ainsi, à la même source, au moment même où il les introjecte, quand « eux, ceux-là, ces gens » deviennent « mon groupe », mon institution, ma société » (p.26).

Mythe du groupe et fantasme du sujet seraient-ils alors identiques? Olivier Nicolle répond qu’ils sont

« une seule et même matière signifiante, dont les discours, par ailleurs à différencier, restent dans un rapport étroit : celui de l’écart marqué le plus souvent par tous les mouvements de retournement/renversement possibles » (p.26).

En ce sens, les espaces psychiques individuel et groupal effectuent leur liaison autour de la trame mythique.

Il est des moments créatifs où émergent ou réémergent des figurations mythiques dans le sujet et dans le groupe. C’est ce que l’auteur désigne sous le terme de « mythopoïèse », c’est-à-dire le travail productif du mythe. L’analyse de ces moments – de leur processus et de leur contenu – doit permettre à l’analyste de penser son intervention comme tiers dans la dynamique élaborative groupale de l’institution. L’analyse de la mythique du groupe

« est un élément méthodologique essentiel de l’intervention élaborative et de l’analyse des transferts du groupe et dans le groupe » (p.27).

 

Mythe et histoire

Qu’est-ce qu’écouter un groupe en analyste? C’est être sensible à sa diachronie mais aussi au problème de la dualité mythe/histoire, dualité qui accompagne tout groupe. Autrement dit à côté du récit mythique, un autre récit mémoriel, latent, qui pourrait faire histoire mais que le récit mythique empêche d’émerger, refoule. Plus ce récit demeure latent et silencieux, plus le récit mythique devient bruyant et prolixe, s’exprimant en plusieurs versions et variantes. Ce récit constituera l’histoire du groupe dans la mesure où il parviendra à sortir de sa latence pour se faire entendre; par là même, il fournira les éléments significatifs qui permettront de connaître et de comprendre le passé du groupe ainsi que la séquence de production des faits psychiques qui ont abouti aux différentes crises. Quelle fonction joue le mythe? Il vise à occulter les violences et les transgressions fondatrices. En idéalisant les origines, il tend à voiler la violence initiale ou continue en ce qu’elle a de traumatique. Il est évoqué comme une sorte d’évidence naïve. S’il est vrai que tout mythe s’accomplit en un rite,

« l’évocation répétée du mythe groupal s’accompagne de ritualisations qui le dramatisent, actes-symboles censés donner réponse à toute question » (p.27).

Mais si la « violence fondatrice » et ses enjeux ont pu être mis en lumière, ce qui a pu davantage être passé sous silence, c’est bien la violence du mythe lui-même : sa force séductrice d’abord, mais ensuite et surtout le fait que son fondement dans l’espace groupal vise à l’éradication d’un autre récit, le récit mémoriel qui fait histoire. Le comparant au rêve, l’auteur souligne que le mythe traduit en trahissant,

« efface dans l’origine groupale le souvenir du trivial, du transgressif et du traumatique, et transfigure cet initium groupal en une geste de héros idéalisés et d’anti-héros démonisés. Ainsi consolide-t-il l’oubli, ou au moins la méconnaissance d’une démarche groupale originaire trop excitante et angoissante » (p.27).

La violence et/ou la transgression qui ont été à l’origine de l’acte fondateur d’un collectif, c’est ce que l’écoute psychanalytique et le regard anthropologique reconstruisent. En contrepartie, le fantasme de fondation auquel adhèrent les sujets

« a presque toujours impliqué le regroupement autour d’une tabula rasa, ou d’une création ex nihilo, laquelle se solde par le meurtre réel ou symbolique de l’antériorité et/ou de l’altérité à travers ses représentants ou ses représentations » (p.28).

Ce que la clinique des groupes permet de constater est que le mouvement de groupement exige, de ceux qui cherchent à s’unir, une rupture des liens précédents, cela confère « une nuance de violence » au fondement groupal.

« Vérité que le mythe visera à transmettre, mais sous la condition qu’elle soit transfigurée, travestie : inversée, projetée, déplacée, etc. »(p.28).

Quelle définition de l’institution se dégage de toute cette analyse? Quel type de groupe est-elle?

« L’institution est ce groupe réuni qu’un acte fondateur a fait se tenir debout (stare) ensemble, tenir dans le temps (status), et, pour peu que la fondation ait été suivie d’une période où la pertinence de son existence a pu être éprouvée, l’acte instituant sera conçu après-coup comme institution du contrat narcissique, et du pacte dénégatif qui en est l’envers » (p.29)

Je relèverai dans cette définition l’institution du contrat narcissique et du pacte dénégatif. La mythique groupale rend compte de cette articulation du/dans le groupe que René Kaës appelle le « contrat narcissique du groupe », à partir d’une notion qu’il emprunte à Piera Aulagnier. Il s’agit d’un contrat mythique qui fait de chaque sujet qui vient au monde le porteur d’une mission : assurer la continuité du groupe et répéter son discours mythique fondateur qui transmet la culture et « les paroles de certitude de l’ensemble social » comme l’écrit René Kaës. C’est par ce discours que le sujet est relié à l’ancêtre fondateur du groupe. En échange, le groupe l’investit narcissiquement et lui assigne une place dans cet ensemble. Quant au pacte dénégatif, il réfère au négatif du groupe, c’est-à-dire

« toutes les représentations négatives susceptibles de destituer le(s) fondateur(s), d’en constater la destitution, ou d’en provoquer la désidéalisation » (p.29).

Le pacte dénégatif

« qualifie un accord inconscient sur l’inconscient imposé ou conclu mutuellement pour que le lien s’organise et se maintienne dans la complémentarité des intérêts de chaque sujet et de leur lien » (2007, p. 198)

Deux interventions en institution, « Le Château des Amazones » et « À l’enfant Bien Soigné » viendront ensuite illustrer ce développement théorico-clinique. L’événement autour duquel se déclenche la crise dans le groupe institutionnel – une crise narcissique – est relié à la mort ou au retrait du ou des fondateur(s). C’est alors que la demande est adressée au tiers. La crise peut être déniée dans le processus même de son émergence, ce qui aura pour conséquence « une longue involution, marquée de dérives aliénantes, déplacées ou pas » : ce sera le cas du «Château des Amazones ». Ou bien la crise peut être crainte, anticipée, « vécue pathiquement dans le groupe, quoiqu’elle ne soit pas reconnue dans sa profondeur ni dans son ampleur au quotidien »(p.29) ce qu’illustre le cas de « À l’Enfant Bien Soigné ».

 

Le deuil des fondateurs dans les institutions 

Le troisième chapitre est l’œuvre de René Kaës. Il y rend compte d’un autre aspect de la

« souffrance institutionnelle : celle qui confronte les sujets membres d’une institution au deuil d’un fondateur » (p.47).

Il précise ainsi la ligne directrice de sa réflexion :

« la mort ou le départ d’un fondateur confronte les membres de l’institution à un travail du deuil et de séparation au sein duquel est mobilisé le travail de l’originaire »(p.47)

Qu’est-ce que le travail de l’originaire ? C’est

« une élaboration qui traverse les rapports d’union-rejet à l’objet perdu jusqu’aux remaniements des mythes fondateurs de l’institution.»

Dans l’impossibilité de développer toutes les propositions contenues dans cette hypothèse, Kaës se limite à signaler leur existence dans l’articulation suivante : le travail de l’originaire en tant que travail sur les représentations de l’origine est la condition pour que – dans le deuil – puissent s’effectuer la transmission et le passage des générations. Le travail sur l’origine met en crise ce que Kaës appelle les garants métapsychiques des membres de l’institution. Dans une approche à triple emboîtement, ces concepts vont lui permettre d’articuler trois espaces psychiques : celui de chaque sujet dans l’institution, celui des liens des sujets entre eux et avec l’institution et celui de l’institution en tant qu’ensemble. Cela permettra de mettre en évidence « la relation d’appui que les garants métapsychiques prennent, à notre insu, sur les garants métasociaux » (p.47).

Kaës présente quatre cas d’intervention dans des institutions dont deux dans des associations de psychanalystes. Dans chacun de ces cas, la mise en œuvre du travail de l’originaire, dans les deuils qu’il évoque, est si difficile pour les membres qu’ils finissent par faire appel à un tiers extérieur. Cependant la demande comporte des buts variables : demande d’aide ou d’accompagnement et plus rarement de perlaboration des difficultés reconnues. Ce qui frappe, c’est qu’elle peut être

« attente ambiguë d’un remplacement impossible de la personne disparue, ce qui engage intensément les mouvements de transfert. Ce qui est demandé par des sujets douloureusement atteints est complexe et ne se révèle qu’au cours du travail de l’intervention » (p.48).

Le point commun à toutes les interventions réside dans la confrontation des sujets membres de l’institution et des instances institutionnelles

« à une problématique de passage de génération et de transmission de la vie et de la mort psychiques » (p.48).

Je voudrais m’arrêter tout particulièrement, dans ce chapitre, sur les réflexions de René Kaës relativement au « travail de l’héritage dans deux associations de psychanalystes.» Il commence par souligner la différence dans le statut juridique des associations de psychanalystes par rapport aux institutions publiques ou privées, différence qui fait apparaître une caractéristique dont l’importance au regard des liens entre les membres semble essentielle :

« les associations sont fondées sur l’adhésion volontaire à un objet social qui l’identifie et qui la légitime »(p.59)

Si dans les entreprises commerciales ou dans les institutions publiques le recrutement est essentiellement professionnel, dans une association, il s’agit plutôt

« d’une adhésion à un ensemble de projets, de valeurs diverses, suffisamment partageables et plus ou moins objectivables, et dont l’expression se manifeste notamment par une cotisation nécessaire à l’entretien de l’association »(p.59).

Le recrutement des nouveaux membres se fait par cooptation à l’issue d’un parcours d’observation. Il s’agit d’affiliation. Elle implique divers contrats de réciprocité dont le contrat narcissique constitue l’élément central.

Kaës en distingue plusieurs modalités. Une première est constituée par

« le contrat narcissique originaire, fondé sur des investissements d’auto-conservation, [qui] définit un contrat de filiation transgénérationnelle : il est au service de l’ensemble et du sujet de cet ensemble, dont il est un maillon, un serviteur, un bénéficiaire et un héritier » (2007, p.197).

Le contrat narcissique secondaire constitue une seconde modalité : il est fondé sur le narcissisme secondaire. C’est un contrat d’affiliation

« qui redistribue les investissements du contrat narcissique originaire et qui entre en conflit avec lui (notamment lorsque le sujet établit des liens extra-familiaux). Nous avons affaire, dans les associations, à cette deuxième modalité de contrat. Sa fonction est de gérer les repères identificatoires et les marques d’appartenance, mais aussi le rapport à l’objet fondateur de l’association et, au-delà, le rapports au(x) fondateur(s) » (L’institution en héritage, p.59)

Les associations psychanalytiques n’impliquent pas de dépendance économique entre leurs membres. Il existe cependant un équivalent de la rémunération salariale : la rémunération narcissique d’appartenir à une association, la reconnaissance sociale et la dette qu’elle engendre. Kaës y voit un caractère général de toute association, qui revêt une importance particulière dans les associations de psychanalystes où il produit des effets spécifiques. En cas de tension, de conflit ou de succession, le rôle décisionnel appartient au conseil d’administration ou à l’assemblée générale des membres. Toutefois, il faut souligner une issue aux conflits, qui caractérise en propre les associations et que ne connaissent pas les entreprises, la scission. Les associations se coupent en plusieurs morceaux pour se reconstituer à l’identique « sur la base de réquisits idéologiques, et non pas économiques.» Que se passe-t-il quand les associations font scission ? Les alliances inconscientes qui ont soutenu l’adhésion, en particulier le contrat ou le pacte narcissique se rompent

« avec leurs énoncés de valeur et les concepts qui les identifient et fournissent à ses membres des repères identificatoires décisifs » (p.60).

Kaës souligne le dommage que constitue la scission dans la mesure où elle est une rupture et non un véritable processus de séparation : le conflit ne parvient pas à s’élaborer ou son élaboration ne parvient pas à terme. La tâche primaire (soigner, enseigner, diriger) organise toutes les institutions. La structure de la tâche,

« son investissement et les représentations de son objet jouent un rôle déterminant dans l’organisation de l’institution, dans son fonctionnement et dans ses crises » (p.60).

Kaës termine par une série de questions qu’il pose et qu’il laisse ouvertes :

« Lorsque l’association est une association de « psychistes » (la formule générique est d’André Berge), dont la psychanalyse est le référentiel de l’activité psychothérapeutique de ses membres et a fortiori lorsqu’il s’agit d’une association de psychanalystes, comment définir les particularités de son objet, de son recrutement, de l’exercice du pouvoir, de la formation et de la transmission de la psychanalyse ? Comment sont travaillés les processus de changement lorsque survient le départ ou la mort d’un fondateur ? »(p.60)

Les deux brefs exemples qu’il propose, sous les titres, « Le départ et la mort du fondateur charismatique d’une association de psychanalyse » et « Le départ de D. Anzieu du CEFFRAP et le travail de l’héritage après sa mort » offrent quelques points de repère pour continuer une élaboration autour de ces questions. Kaës soulève une difficulté majeure : « reconnaître les effets de l’inconscient dans les sociétés de psychanalystes.» Ces sociétés

« en marginalisent la connaissance et le traitement parce que les groupes et les institutions sont par nature des lieux où se nouent toutes sortes d’alliances » conscientes et inconscientes. Ces dernières sont celles qui produisent des effets de l’inconscient et elles ont pour fonction de sauvegarder des intérêts privés, partagés et communs ; il s’ensuit que leur connaissance et leur déliement se heurtent à de fortes résistances.»

«En outre, ce qui se transmet électivement est précisément les restes inélaborés du groupe et des institutions qui nous ont précédés, et parmi ces «restes», les alliances qui scellent la méconnaissance des transferts résiduels ou des expériences traumatiques » (p.67)

Kaës fait finalement remarquer que la fondation d’une association psychanalytique est à la fois située dans un contexte historique actuel mais aussi

«en continuité de transmission avec des objets inconscients et des expériences refoulées ou déniées survenues dans le groupe des premiers psychanalystes (p.67).

Une régulation psychanalytique au long cours

Le quatrième chapitre rédigé par Missenard nous présente ainsi ce qui constituera son objet:

« Une « régulation psychanalytique » au long cours est parfois nécessaire lorsqu’une institution soignante rencontre des difficultés ou des blocages de son fonctionnement et que sa tâche primaire – le soin – ne peut s’accomplir de façon satisfaisante » (p.75)

Le travail de Missenard s’étaye sur l’expérience psychanalytique groupale. Il fait le récit d’une telle régulation, de sa dynamique inconsciente latente dans sa dimension narcissique, de la perspective d’un héritage possiblement transmis. Quel est le cadre où se déroule une telle régulation ? Deux psychanalystes proposent aux membres de l’institution un dispositif approprié pour se réunir avec eux en établissant les règles de fonctionnement selon lesquelles se dérouleront les séances. Leur intervention se fait non sur le contenu de ce que disent les membres mais sur le fonctionnement de leurs échanges. Dans l’intervention présentée par Missenard, qui a duré plusieurs années, nous constatons que la mise en place du dispositif a un effet dynamique initial qui prépare la dynamique des séances. Le groupe qui se constitue autour de la discussion de cas dans les séances s’installe

« dans un espace psychique pré-investi avant la première séance.» L’instant « de présentation du dispositif avait été un moment charnière entre l’institution malade et le groupe qui allait prendre naissance dans le dispositif annoncé et en présence des analystes » (p.77).

Les membres de l’institution éprouvent une double souffrance, relationnelle et identitaire. L’image que l’institution avait d’elle-même est perdue, les membres ne retrouvent plus les liens qui les unissaient. Ces liens semblent défaits. Les repères identificatoires professionnels dans l’institution semblent avoir disparu. L’enveloppe psychique groupale est dissoute.

Les séances de régulation évoquées se centrent sur des cas cliniques qui présentent les problèmes et les conflits que les soignants y rencontrent. Ces cas deviennent le centre de la séance et favorisent ainsi un fonctionnement groupal : les liens commencent alors à se retisser entre les soignants.

« Dans la dynamique de la séance, les cas cliniques rapportés sont en fonction d’objet tiers. Du fait du récit qui en est fait, ils deviennent des objets communs et partagés pour tous les membres présents. Et ceux-ci sont de ce fait, alors constitués en une unité groupale, une enveloppe psychique »(p.176)

L’enveloppe psychique groupale se reconstitue. C’est ainsi que le groupe

« se construit, s’unifie et s’investit lui-même du fait du travail psychique qui s’y fait » (p.77).

Le climat institutionnel se modifie.

Résonance pathologique

Au cours des séances, un cas clinique très difficile est présenté qui produit un débat très vif, voire violent entre les participants. Les analystes saisissent alors ce que l’on appelle

« l’effet Stanton et Schwartz que J.-P. Pinel analyse au premier chapitre : les échanges en séance étaient une réplique en miroir des conflits qui constituaient le fonctionnement psychique de la patiente » (p.78)

Il s’agit d’un mécanisme qui se présente comme une structure en image spéculaire. Ce modèle fait ressortir les conflictualités intersubjectives qui appartiennent autant au fonctionnement des sujets singuliers qu’à celles des groupes ou des ensembles institués. J.-P. Pinel le caractérise comme

« une véritable loi organisatrice des processus inconscients se développant dans les institutions de soins » (p.19).

P.-C. Racamier qui a également théorisé ce phénomène met l’accent sur l’homologie entre les antagonismes qui traversent l’équipe, les conflits qui divisent ses membres et le conflit inconscient qui anime le fonctionnement psychique du patient.

L’intervention de l’analyste a alors pour effet de réorganiser immédiatement le fonctionnement de la séance. Elle formule la nature du « matériel » de la séance, lui donne un site à l’intérieur de l’espace du groupe.

« Elle énonce ce qu’est le contenu de la séance dans le contenant qu’est le groupe »(p.78)

Ces différentes opérations vont immédiatement mettre fin au phénomène de réplique, de reflet du fonctionnement de la patiente.

« Et une représentation advient qui fait percevoir ensemble à la fois le groupe et la représentation de la psyché de la patiente, c’est-à-dire les deux parts (le contenu et le contenant) clivées dans la séance : elles sont alors réunies »(p.78).

 

Un groupe en cache un autre

«Un groupe peut en cacher un autre» : c’est le titre que Luc Michel a choisi de donner à son chapitre. Qu’est-ce que cela veut dire ? En institution, l’analyste de groupe peut être sollicité par des groupes thérapeutiques, des groupes de supervision, de formation, ou, à la limite, par l’institution, elle-même en crise, et qui veut la dépasser. Dans chaque cas, l’institution est présente mais elle occupe une position différente. Quel que soit donc le groupe qui fait la demande, il n’est jamais isolé : il est en contact avec d’autres groupes qu’il contient ou qui le contiennent.

« Ainsi se définit une série de groupes plus ou moins emboîtés les uns aux autres en système hiérarchiquement ordonné »(p.87).

Ces emboîtements ne se limitent pas à l’institution puisque cette dernière s’inscrit elle-même dans un champ social qui la contient et qui, sous des régimes politiques totalitaires – comme ce fut le cas en Argentine sous la dictature –, a un impact décisif sur la capacité de penser et de travailler en groupe. La question des emboîtements peut se formuler en termes d’espace :

«La superposition de groupes variés délimite des espaces distincts.»

La création d’une nouvelle activité au sein d’une institution revient à créer un sous-espace dont les composantes seront celles de l’espace institutionnel qui l’englobe, mais qui contiendra aussi

« des ajouts qui seront, par exemple, la formulation de critères ou règles particuliers signant l’appartenance ou non à ce groupe »(p.87).

Il n’y a pas que les groupes qui s’emboîtent, les demandes aussi, la crise institutionnelle qui se déploie à différents niveaux, l’activité psychique de l’analyste dans son cadre interne, ses théories et les institutions auxquelles il appartient.

Luc Michel rappelle que

« l’institution renvoie à une histoire, un héritage, une idéologie, des pactes et des règles qui lui sont propres. Ceci influence le travail de pensée ou de non-pensée qui s’y déroule » (p.87).

Elle est souvent un contenant silencieux, cependant

« elle influence forcément ce qui se déroule dans les groupes qu’elle contient jusqu’à, dans des situations de crises, y transférer ses difficultés » (p.86).

C’est une des propositions qu’illustre l’exemple Carnet de voyage d’un superviseur (p.92-98) développé dans ce chapitre. Le récit de cette intervention en institution amène l’auteur à réfléchir sur le temps de la demande, la durée de l’intervention, l’évolution des demandes dans le temps ainsi que sur l’évolution du modèle psychanalytique d’intervention auquel a recours le psychanalyste de groupe.

L’École républicaine

« Je me propose, dans ce chapitre, de traiter de la souffrance actuelle des enseignants dans et par l’institution scolaire. Mon analyse de cette souffrance ne porte pas sur les dysfonctionnements internes aux établissements mais sur les significations auxquelles ils subordonnent leur fonctionnalité dans ces mondes chaque fois institués de l’École » (p.105)

écrit Florence Giust-Desprairies qui examinera ces significations institutionnelles dans la mesure où elles nous informent sur les transformations et les enjeux sociaux qui touchent à la question de la formation des individus « comme processus de socialisation et de transmission.» Pour faire ce travail, elle s’appuiera d’abord sur ses travaux théorico-cliniques antérieurs, mais mettra principalement l’accent sur « une problématique du lien intersubjectif et [sur] les formes qui soutiennent l’institution de ce lien.» Quel sera son dispositif clinique ? Se centrer sur « les récits scolaires et professionnels d’enseignants » qui lui serviront de cadre de travail. Ce dispositif clinique sera attentif

« à la problématique identificatoire, à la formation des idéaux et aux processus d’investissement » (p.112).

Sa fonction sera de permettre d’approcher la crise identitaire professionnelle que les enseignants traversent et que l’auteur analyse

« comme crise des processus identificatoires, fragilisation des liens qui s’étaient établis entre intériorité psychique et significations imaginaires sociales de l’institution dans son fondement »(p.106).

Mythe de l’École républicaine

Elle dégagera d’abord certains traits culturels saillants du système scolaire français qui sont  « au fondement du mythe de l’École républicaine.» Son hypothèse est que le modèle de l’École républicaine est fondé sur le principe d’universalité : la caractéristique de ce modèle est de faire fonctionner un concept de raison abstraite dont le corollaire est l’éviction de la subjectivité. Ainsi l’enseignant est perçu comme un agent de transmission des savoirs ; la légitimité de la culture scolaire repose sur son universalité ;

« la mission de l’enseignant dépasse les personnes en présence et la spécificité des contextes institutionnels »(p.107).

Nous avons affaire à un ensemble de statuts et de rôles qui sont reliés à l’institution :

« les enseignants sont posés comme porteurs d’un savoir disciplinaire à transmettre, serviteurs d’une légitimité qui les dépasse auprès d’un public non différencié » (p.107).

Nous sommes devant un clivage entre les processus d’objectivation et de subjectivation, dont l’intériorisation se manifeste « par une prééminence accordée à la pensée rationnelle et par un déni des processus subjectifs.» Dans ce contexte, quelle est la représentation que l’enseignant se fait de lui-même et quelle est celle qu’il se fait de l’élève ?

« La représentation que se fait l’enseignant de lui-même est celle d’un être indépendant, émancipé de toute détermination psychologique, sociale et institutionnelle. L’élève, lui, est espéré sans faille ni histoire personnelle qui introduisent une conflictualité potentielle dans son rapport à l’apprentissage et à la transmission » (p.107).

Comme elle le souligne cette construction de la réalité du lien échappe à la conscience des enseignants, tout en orientant leur pratique et leurs conduites, ce qui conduit à l’exclusion de la dimension intersubjective. Il est essentiel de souligner que, dans cette perspective, le savoir est considéré comme extérieur aux personnes, ce qui veut dire que le processus de son acquisition et de sa transmission, l’implication de l’enseignant dans ce processus sont exclus. Tel est donc le mythe qui préside à la formation de l’identité professionnelle des enseignants.

Malaise dans l’identification

Ce sont ces traits culturels de l’École républicaine que les enseignants intériorisent, qui sont une des sources de leur malaise actuel. La construction identitaire qu’ils forgent à partir de là fait échouer la rencontre intersubjective puisqu’elle les confronte à une altérité qu’ils vivent comme un excès d’étrangeté. En effet, à la construction identitaire traditionnelle qui voulait que la figure de l’autre soit un double de soi-même, fondée sur un déni de l’altérité, succède celle qui voit l’autre

« comme un étranger qui n’a rien à voir avec moi. La menace vécue face aux caractéristiques actuelles dans les classes tient au fait que derrière l’élève c’est un ensemble de représentations concernant le statut de la différence et de l’autre qui pose problème » (p.109).

Un exemple clinique viendra illustrer la mise en travail psychique et montrer

« la trame des déterminations inconscientes entre les nécessités psychiques, les liaisons intersubjectives, l’assujettissement aux ‘’voix de l’ensemble’’ (Aulagnier, 1975), l’entremêlement des transmissions intergénérationnelles, familiales, sociales, institutionnelles en soulignant leur conflictualité à l’intérieur du sujet »(p.115).

Un dispositif d’apprentissage par l’expérience relationnelle

Le dernier chapitre est, comme l’écrit Olivier Nicolle, « une proposition à quatre voix (A.-M. Blanchard, M.Claquin, M. Pichon et J. Villier) d’un caractère novateur certain » (p.9). En quoi consistent cette proposition et son caractère novateur ? Le CEFFRAP demande à ses membres de participer à l’offre du colloque de 2006 selon leurs dispositions et leurs disponibilités. Ils sont placés devant une expérience relationnelle du type offre/demande. La demande du groupe originaire, soulignent les quatre membres rédacteurs du chapitre, est aussi une offre ; ils décident « d’y répondre par un oui participatif.» Ils montrent comment leur réponse s’est construite

« en analysant [leurs] propres réactions, les représentations et les affects qu’[ils ont] dû reconnaître et élaborer pour [se] rendre disponibles et poursuivre le travail qui [leur] était demandé. Ce chapitre, c’est en somme l’histoire de ce travail, dans ses composants individuels, interrelationnels, intersubjectifs et groupaux, que nous reprenons dans l’après-coup »(p.138).

Cette façon intersubjective de s’approprier la demande a débouché sur un projet d’atelier,

« orienté par l’idée de faire vivre aux éventuels participants du colloque une expérience, à travers une scénarisation, qui permettrait d’«apprendre par l’expérience relationnelle »(p.138).

Ils qualifient leur réponse de réponse–offre qui

« est en même temps une demande au CEFFRAP d’accepter un atelier dont les modalités proposées ne sont pas habituelles »(p.139).

Offre et demande se sont vues transformées et appropriées, dans ces mises en perspective

« par une élaboration de nos désirs et de nos craintes, passant d’une certaine passivité, d’une certaine soumission au désir de notre groupe, à une appropriation personnelle et groupale très mobilisatrice, étayée par une idée relativement originale dans ce contexte »(p.139).

Ce que l’atelier propose est une simulation d’une situation d’offre–demande dans laquelle les participants auront une participation active, accompagnée de la plus grande liberté d’initiative.

« C’est comme le jeu organisé par les enfants» affirment-ils. Les participants sont invités à«faire semblant en toute conscience »(p.140).

Les concepts d’« apprentissage par l’expérience relationnelle de Bion et d’interliaison dans la réciprocité du lien » d’O. Avron vont leur servir à élaborer et à réaliser leur projet. La fantasmatique qui préside à la question de l’offre et de la demande sera élaborée et approfondie dans la détermination des emplacements respectifs de celui qui offre et de celui qui demande. Nous aurons là encore une illustration de la fécondité de la notion d’intersubjectivité telle que pensée par René Kaës. Les notions de transmission, d’affiliation et d’héritage seront également travaillées dans la perspective de l’appartenance des participants à leurs institutions respectives.

* Ce texte a été publié dans la Revue canadienne de psychanalyse, vol. 17, n0 1, printemps 2009

Bibliographie :

Aulagnier, Piera (1975), La violence de l’interprétation, le fil rouge, Paris, PUF.

Avron O. (1996), La pensée scénique, Groupe et psychodrame, Ramonville Saint-Agne, Érès.

Kaës, René (sous la direction de), (1987), L’institution et les institutions, Paris, Dunod.

Kaës, René (sous la direction de), (1996 [2005], Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels, Paris, Dunod.

Kaës, René (2007) Un singulier pluriel, La psychanalyse à l’épreuve du groupe, Paris, Dunod.

Kaës, René , Nicolle, Olivier (sous la direction de),(2007) L’institution en héritage. Mythes de fondation, transmissions, transformations, Paris, Dunod.

[1] Fondé en 1962 par Didier Anzieu, il a une approche psychanalytique du groupe, du psychodrame, de l’institution.

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