La crise de couple.De l’amour au désamour*

 

Dans un texte de 1910, Freud nous parle des poètes

«à qui nous avons laissé le soin de nous parler [des] «conditions de l’amour». C’est que les poètes disposent de bien des qualités, écrit-il, qui les rendent capables de s’acquitter d’une telle tâche»

mais, ajoute-t-il,

«ils ne peuvent manifester que peu d’intérêt pour la provenance et le développement de ces états animiques qu’ils décrivent comme achevés

Cela justifie que

«la science s’occupe, avec des mains plus pataudes et pour un moindre gain de plaisir, de ces mêmes matériaux, dont l’élaboration poétique fait la joie des humains depuis des milliers d’années

Il conclut par ces mots :

«La science est justement le plus parfait désengagement d’avec le principe de plaisir qui soit accessible à notre travail psychique[1]

Freud et l’amour

Je partirai de cette remarque de Freud pour analyser sa conception de l’amour en faisant d’abord observer qu’il n’a jamais réuni en un ouvrage ses multiples contributions à l’étude de la vie amoureuse comme il l’a fait pour la théorie sexuelle ou pour le rêve. Elles restent éparses à l’intérieur de son œuvre. Le psychanalyste Martin S. Bergman, dans un travail de nature historique, distingue trois théories successives de l’amour chez Freud, toutes trois construites à partir de la première topique. En ce qui me concerne, je me limiterai à l’étude d’un seul texte de Freud, celui qui m’a semblé le plus riche et le plus fécond : le chapitre VIII de Psychologie des foules et analyse du Moi, État amoureux et hypnose. Freud y élabore une analyse métapsychologique de l’amour qu’il compare d’abord avec les phénomènes collectifs, puis avec l’hypnose. S’il a élaboré ce qu’il appelle sa conception de l’amour véritable non seulement à partir de son travail clinique, mais aussi à partir du trésor des grandes œuvres humaines, littéraires, picturales, philosophiques, il n’a pris en considération qu’un des membres du couple, celui qu’on pourrait appeler le sujet amoureux, pivot de sa conception de l’amour. Dans ce chapitre VIII, il y définit l’état amoureux comme

«investissement d’objet de la part des pulsions sexuelles aux fins de la satisfaction sexuelle directe, investissement qui d’ailleurs s’éteint lorsque ce but est atteint[2]

Cependant, comme il le fait remarquer, la situation libidinale n’est pas aussi simple. Le besoin éteint se réveille, il revient et ce retour est le motif qui est à l’origine de l’investissement durable de l’objet sexuel faisant en sorte qu’il est «aimé» dans les intervalles libres de désir.

Il envisage ensuite le facteur qui provient du développement de l’histoire de la vie amoureuse de l’homme. La première phase du développement de l’enfant qui s’achève à cinq ans se caractérise par le choix d’un premier objet d’amour : l’enfant réunit sur l’un des parents toutes ses pulsions sexuelles qui exigent satisfaction. Survient alors le refoulement qui lui impose de renoncer à tous ses buts sexuels infantiles et modifie profondément son rapport à eux. Désormais les pulsions qui l’attachent à eux sont des pulsions «inhibées quant au but». L’enfant éprouve à l’égard de ses parents des sentiments tendres. Avec la puberté, s’installent des tendances nouvelles et très intenses orientées vers des buts sexuels directs. L’amour naît alors de la confluence de ces deux courants : le courant tendre et le courant sensuel.

Dans le cadre de l’état amoureux, deux phénomènes retiennent son attention: la surestimation sexuelle et l’idéalisation. 

La surestimation sexuelle, qu’il aborde pour la première fois dans Trois essais sur la théorie sexuelle, est cette estimation psychique à laquelle est soumis l’objet sexuel comme but destiné à satisfaire la pulsion sexuelle. La même surestimation s’étend au domaine psychique et «se manifeste, comme aveuglement logique (faiblesse du jugement)[3]» en ce qui regarde ses produits psychiques et ses perfections Elle se manifeste également par une soumission crédule aux jugements qui prennent naissance dans l’objet sexuel. La crédulité de l’amour devient ainsi une source importante, soulignera Freud, sinon la source originelle de l’autorité.

Quant à l’idéalisation, il la décrit en relation avec la vie amoureuse et la dégage de la notion de narcissisme. Ainsi dans Pour introduire le narcissisme, il la définit comme

« […] un processus qui concerne l’objet et par lequel celui-ci est agrandi et exalté psychiquement sans que sa nature soit changée[4]

Le sujet amoureux traite l’objet aimé comme son propre moi : une bonne partie de la libido narcissique déborde sur lui.

«Dans maintes formes de choix amoureux, écrit Freud, il saute même aux yeux que l’objet sert à remplacer un idéal du moi propre, non atteint. On l’aime à cause des perfections auxquelles on a aspiré pour le moi propre et qu’on voudrait maintenant se procurer par ce détour pour la satisfaction de son narcissisme[5]

À mesure que la surestimation sexuelle et l’état amoureux augmentent, il peut se produire une régression: le moi du sujet amoureux renonce chaque fois plus à toute exigence, devient plus modeste en même temps que l’objet devient plus précieux et plus grandiose. À la fin, l’objet aimé finit par prendre possession

«de la totalité de l’amour de soi du moi, si bien que le sacrifice de soi de ce dernier, écrit Freud, en devient la conséquence naturelle. L’objet a pour ainsi dire consommé le moi. Des traits d’humilité, de restriction du narcissisme, d’auto-endommagement, sont présents dans chaque cas d’état amoureux[6]

Dans la mesure où les revendications sensuelles sont reléguées au second plan, ces traits finissent par dominer le tableau. Nous trouvons ce cas de figure dans l’amour inatteignable, malheureux. En même temps que le moi s’abandonne à l’objet, les fonctions de l’Idéal du moi cèdent : il renonce à sa fonction critique. L’objet peut tout dire et tout faire. Aucune critique ne lui sera adressée, il est en quelque sorte irréprochable.

«Dans l’aveuglement d’amour on se fait criminel sans remords[7]»

conclut Freud, et il résume la situation par cette formule :

« l’objet s’est mis à la place de l’idéal du moi[8]

Il décrira ensuite la différence entre l’identification et l’état amoureux dans ses expressions les plus extrêmes : la fascination d’une part, la sujétion amoureuse de l’autre. Dans l’identification, le moi s’enrichira des propriétés de l’objet. Il les prendra en lui. Dans l’état amoureux, il s’abandonne à l’objet et il s’appauvrit. C’est l’objet qui s’approprie le moi. Mais cette distinction n’est-elle pas trop tranchée ? S’agit-il vraiment d’enrichissement ou d’appauvrissement au sens économique de ces termes ? Dans le cas de l’identification, l’objet n’a pas été perdu, on n’a pas renoncé à lui. On le verra réapparaître plus tard au sein du moi qui se transformera sur le modèle de l’objet perdu. Dans l’état amoureux, l’objet demeure, il est surinvesti par le moi à ses dépens.

«Est-il donc certain, se demande Freud, que l’identification présuppose l’abandon de l’investissement d’objet, ne peut-il y avoir identification, l’objet étant conservé ?»

Question épineuse, selon lui, qui pressent une autre alternative qui rende compte de l’essence des faits :

«l’objet est-il mis à la place du moi ou de l’idéal du moi ?[9]» se demande-t-il.

Pour répondre à cette question, Freud va faire un détour par l’hypnose. Il attire notre attention sur les coïncidences frappantes qui existent entre elle et l’état amoureux : la soumission et l’absence de critique face à l’hypnotiseur comme face à l’objet aimé étant les traits les plus saillants. Il aboutit ainsi à la conclusion que l’hypnotiseur est venu occuper la place de l’idéal du moi. Dans la mesure où les rapports y sont plus nets et plus intenses, il propose d’élucider l’état amoureux par l’hypnose et non l’inverse. L’hypnotiseur est devenu l’objet unique de l’hypnotisé, aucun autre ne l’intéresse. Ce qu’il «exige et affirme» est vécu par «son moi comme en un rêve[10].» L’absence de pulsions proprement sexuelles «contribue par ailleurs à l’extrême pureté des phénomènes[11].» Le lien hypnotique est, selon Freud, un abandon amoureux sans restrictions qui exclut toute satisfaction sexuelle. Dans l’état amoureux cette dernière peut être temporairement repoussée, elle demeure cependant à l’arrière-fond comme but sexuel.

Freud se penchera ensuite sur ce phénomène d’idéalisation collective qui s’exprime dans le lien du meneur à la masse pour le comparer d’une part à l’hypnose, de l’autre à l’état amoureux. Il définit le lien hypnotique comme une formation collective à deux, «une formation en masse à deux[12].» On peut souligner ici l’intuition qu’à Freud mais qu’il ne développe pas que le couple amoureux est de nature groupale. C’est pourquoi, affirme-t-il, l’hypnose n’est pas un bon objet de comparaison avec la formation en masse : elles sont identiques. En fait, de cet ensemble complexe qu’est la masse, l’hypnose dégage un élément qu’elle isole : le comportement de l’individu de la masse face au meneur. La limitation du nombre est ce qui différencie l’hypnose de la formation en masse tout comme l’absence d’aspirations proprement sexuelles la sépare de l’état amoureux. Il conclut à la position intermédiaire de l’hypnose entre état amoureux et formation en masse. Tel est l’essentiel de la réflexion métapsychologique sur l’état amoureux que Freud nous offre dans ce texte.

Du sujet amoureux à la dyade amoureuse

Je ne retracerai pas l’historique de ce qui a rendu possible, après Freud, l’écoute de la dyade amoureuse, mais je rappellerai que l’intérêt pour les phénomènes groupaux, qui n’a cessé de se développer parmi les psychanalystes, a permis le travail thérapeutique avec les couples et les familles. Ce sont les outils de travail développés par Anzieu, Ruffiot, Kaës, Eiguer, entre autres, qui ont rendu possible l’écoute psychanalytique de la dyade amoureuse considérée comme une unité. Le modèle de la dyade avait un prédécesseur : la dyade mère/enfant. Il faut rappeler ici le mot de Winnicott : «un bébé ça n’existe pas, seul existe le couple mère/enfant.» Le couple-dyade sera considéré, selon la très belle expression d’André Ruffiot,

«comme deux corps certes, deux sources différenciées, mais écrivant ensemble une histoire psychique[13]

En partant de l’intuition de Freud que le couple amoureux est de nature groupale, nous pouvons le penser à partir du modèle de l’appareil psychique groupal élaboré par René Kaës, qui, appliqué au couple, permettra de penser l’agencement des psychés dans les liens de couple ainsi que la consistance de sa réalité psychique. Le couple est lien et, en ce sens, son fonctionnement psychique n’est pas que la résultante de la somme des psychismes individuels, il est aussi le résultat des alliances conscientes et inconscientes qui se constituent entre les sujets du couple et qui sont à l’origine de l’espace intersubjectif auquel elles donnent naissance; il se différencie de l’espace intrapsychique. L’existence de cet appareil psychique groupal, que nous appellerons en l’occurrence couplal en reprenant le néologisme de Ruffiot, à l’instar de l’appareil psychique individuel possède sa topique, sa dynamique et son économie.

La topique de l’appareil psychique couplal

La naissance d’un couple est marquée, selon Ruffiot, par un bouleversement topique, c’est-à-dire que les sujets amoureux se sentent arrachés à leur vie moïque, décentrés par rapport à leurs mois respectifs ; ils mettent en commun leurs espaces psychiques. Le commun, selon la définition de Kaës,

«est la substance psychique qui unit les membres d’un lien, quelle qu’en soit la configuration : une famille, un couple ou un groupe[14]

Ruffiot, de son côté, écrit :

«Les amoureux n’auront de cesse de fonctionner comme un Moi unique, se débarrassant passagèrement de leurs narcissismes[15]

La dyade amoureuse se vit comme une psyché unique dont les instances se sont fusionnées ou dissoutes : le ça est vécu comme un fond pulsionnel commun et le surmoi semble se dissiper. Ruffiot parle d’un

«Moi idéal de couple qui est une aspiration à la fusion impossible, et croyance à cette symbiose possible : ne plus faire qu’un, à tout instant, selon le modèle expérimenté passagèrement dans le vécu orgastique partagé[16]

Pour que cette description de la topique de l’APC soit complète, à côté du sujet-couple, il est nécessaire de parler de l’objet-couple, en rappelant le texte princeps de Pontalis, Le petit groupe comme objet, où ce dernier insiste sur la nécessité de mettre l’accent sur les investissements et les représentations dont le groupe est l’objet. Dans la psyché individuelle, le groupe fonctionne comme un fantasme. Cela constitue, comme René Kaës l’a souligné, la rupture épistémologique introduite par la psychanalyse dans la conception du groupe. L’objet-couple est cet objet que les amoureux investissent et qui est la relation elle-même, le couple en tant qu’entité. Non seulement ils s’investissent l’un l’autre, mais ils investissent le couple comme leur objet. Les amoureux le formulent eux-mêmes lorsqu’ils disent : «J’aime mon couple ou j’aime le couple que je forme avec X.» Cela montre qu’il y a trois personnages en jeu : chacun des partenaires et le couple qu’ils forment.

« Ce qui est aimé, investi amoureusement par les psychés du couple, écrit Ruffiot, c’est le couple en tant qu’Objet, fascinées qu’elles sont par le lien lui-même, au-delà de l’attrait du corps ou de la psyché de l’autre[17]

C’est là que réside l’illusion amoureuse, «dans cette fascination spéculaire[18].» Cette illusion Ruffiot l’appelle illusion couplale imitant ainsi la notion qu’Anzieu avait forgé pour les groupes, illusion groupale.

Pour éclairer la nature de cette illusion couplale, je voudrais faire un détour par la thèse d’Anzieu qui établit une analogie entre groupe et rêve et fait du «groupe le lieu d’accomplissement imaginaire de désirs et de menaces.» La nature groupale du couple nous permet de transposer cette analogie et de parler de couple et de rêve là où Anzieu parle de groupe et de rêve. Le couple pourrait être dit alors «le lieu d’accomplissement imaginaire de désirs et de menaces». Cette substitution du couple au groupe peut paraitre d’autant plus surprenante que groupe et couple, pour le sens commun, s’opposent dans la mesure où la formation de couples à l’intérieur d’un groupe conduit à l’effritement de ce dernier. Leur coexistence ne semble pas possible. Chacun veut arracher ses membres à l’autre. Cependant cet antagonisme nous montre à quel point ils peuvent être semblables. Pour éclairer l’analogie qu’Anzieu établit, je rappellerai brièvement la thèse de Freud sur le rêve: il est la réalisation hallucinatoire du désir : les processus psychiques qui y prédominent sont les processus primaires malgré leur intrication avec les processus secondaires.

« Autrement dit, le rêve comme le symptôme névrotique, écrit Anzieu, c’est un débat avec un fantasme sous-jacent [19]

Le groupe réel, à son tour, est, pour Anzieu, «avant tout la réalisation imaginaire d’un désir[20]», tout comme dans le rêve les processus primaires y sont déterminants.

«Autrement dit, le groupe efficace, aussi bien que celui qui est paralysé dans son fonctionnement, écrit Anzieu, le groupe, comme le rêve, c’est un débat avec un fantasme sous-jacent. Les sujets humains vont à des groupes de la même façon que dans leur sommeil ils entrent en rêve. Au point de la dynamique psychique, le groupe, c’est un rêve[21]

Le couple est un lieu d’accomplissement imaginaire de désirs et de menaces : comme dans le rêve, ce sont les processus primaires qui prédominent et ce que les conjoints aspirent à réaliser ce sont leurs désirs les plus archaïques comme ils craignent la réalisation de ce qui pourrait les menacer. Ils sont aux prises avec des fantasmes dont ils cherchent la réalisation ou contre lesquels ils cherchent à se protéger. Que cherchent les amoureux en se mettant en couple sinon à conjurer les craintes de la solitude et de l’abandon avec tout le vécu persécutif qui les accompagne? Mais la situation de couple peut aussi être à l’origine d’angoisses qui, comme Anzieu le souligne pour le groupe,

«évoquent le danger, c’est-à-dire le danger représenté par la pulsion[22].» «Le désir réalisé dans le groupe [couple] et le rêve, écrit Anzieu, est un désir réprimé de l’enfance[23]

Ce qui rend possible son émergence et sa réalisation est la régression que provoque la situation de couple qui «les fait se retrouver enfants[24]

Le couple est le lieu d’une régression où, ce qui a été longtemps contenu, peut enfin s’accomplir.

Pour approfondir l’analyse de cette analogie, je la rattacherai à l’illusion couplale en reprenant les caractéristiques essentielles qu’Anzieu a dégagées pour l’illusion groupale.

Mais auparavant, je voudrais introduire une précision importante : autant Ruffiot qu’Anzieu utilisent le terme illusion dans un sens winnicottien plutôt que freudien. Quelle est la différence ? Chez Freud, l’illusion se rapproche d’abord des fantasmes et s’inscrit dans une sémantique du désir ; ensuite elle est une croyance alimentée et poussée par le désir : nous sommes dans le modèle onirique. Son appartenance à une tradition de pensée rationaliste constitue pour Freud un véritable obstacle épistémologique qui l’empêche de voir le caractère créateur de l’illusion. Pourtant, il découvre le transfert, mais ne voit pas en lui l’illusion créatrice que le cadre rend possible, protège, permet de développer et amène à son terme à travers un processus de désillusionnement. Chez Winnicott, la question de l’illusion se pose à propos de l’espace et des phénomènes transitionnels. L’espace transitionnel pourrait être pensé de façon paradoxale comme la condition et le résultat de l’illusion. Grâce aux soins d’une mère suffisamment bonne qui, d’abord, s’adapte activement à ses besoins, le nourrisson, en état de dépendance absolue, développe une capacité d’illusion : c’est la capacité de créer/trouver le sein au moment où il en ressent le besoin et de croire qu’il fait partie de lui. Cette adéquation quasi parfaite de la mère aux besoins de l’enfant constituera la base d’une confiance ultérieure en la possibilité de satisfaire le désir. Cette illusion, Winnicott la considère comme nécessaire. C’est là où nous voyons le plus nettement l’opposition entre Freud et lui. Nouveau paradoxe : pour qu’il y ait illusion, selon Winnicott, il faut que l’objet existe réellement, alors que pour le sens commun et pour Freud, l’illusion c’est ce qui n’existe pas, c’est une apparence dépourvue de réalité. Cette illusion a besoin d’être protégée par un dosage progressif des frustrations jusqu’à ce que l’enfant soit capable de parvenir à la désillusion, c’est-à-dire à la découverte que le sein est un objet séparé, qu’il existe un me and not me. Mais pour que cela se fasse, il faut que la mère l’engage dans un processus de désillusionnement qui va l’amener à la désillusion.

«La tâche ultime de la mère, écrit Winnicott, est de désillusionner progressivement l’enfant, mais elle ne peut espérer réussir que si elle s’est d’abord montrée capable de donner les possibilités suffisantes d’illusion[25]

L’illusion groupale est

« un état psychique collectif que les membres du groupe formulent ainsi : «nous sommes bien ensemble, nous constituons un bon groupe, et (si le chef ou le moniteur de ce groupe partage cet état) nous avons un bon chef ou un bon moniteur[26]

Dans les groupes, l’illusion groupale apparaît après une phase dominée par l’angoisse persécutive et, en ce sens, elle est un sentiment réactionnel d’euphorie d’en être délivré. Au niveau du couple, nous pouvons songer à la rencontre amoureuse qui, par exemple, a lieu après une longue période de solitude. Anzieu la compare au stade du miroir au niveau de l’évolution de l’enfant et affirme qu’elle cimente l’unité du groupe. Elle fait du groupe

«un objet libidinal commun, intériorisé par chacun sur le modèle du premier objet d’amour individuel de l’enfant : d’où le déni de la perte de cet objet et de l’exaltation de ses retrouvailles[27]

Anzieu affirme aussi que l’illusion groupale apporte aux membres du groupe comme aux partenaires du couple «une confiance de base dans leur groupe, qui est proprement «transitionnelle» au sens winnicottien : confiance en une double continuité entre la réalité psychique interne individuelle et la réalité psychique interne groupale : entre celle-ci et le secteur de la réalité externe, physique et sociale, où le groupe poursuit ses objectifs. Elle apporte aux membres du groupe la capacité de jouer, d’imaginer, de se cultiver, de créer ensemble[28]

– Une dynamique dyadique

Selon Ruffiot, le conflit en thérapie conjointe se donne à entendre sous deux formes : entre le couple et l’environnement, c’est-à-dire «sous la forme d’une défense des limites de l’unité-couple, contre l’intrusion de l’environnement[29]» et du point de vue de la structure interne du couple, il «a tendance à se réduire à une reconnaissance respective de l’être-homme et de l’être-femme[30].» Il fait remarquer comment la complémentarité anatomique se trouve illusoirement étendue à la psyché et vécue comme une complémentarité psychique dans «un rêve archaïque d’un être bisexué».

– Une économie dyadique

Quand le couple se constitue, une économie nouvelle s’installe : du point de vue de l’énergie psychique, il s’établit un échange et une régulation.

« […] nous constatons, écrit Ruffiot, une modification structurale, économique de la répartition de l’énergie mise en commun. L’énergie libidinale dyadique n’est pas la simple adjonction d’un «quantum» énergétique à l’autre «quantum» énergétique de deux somas-psychés couplés[31]

Cette position s’oppose totalement à celle de Freud pour qui le sujet amoureux se vide de sa libido narcissique dans la mesure où il la dérive sur l’objet pour l’investir. L’énergie circule dans un seul sens : du sujet amoureux vers l’objet aimé, ce qui conduit Freud à parler d’un appauvrissement de sa libido narcissique. Ruffiot parle d’une mise en commun des Ça individuels «sources d’énergie libidinale de l’individu» et d’«un ressourcement continu des Moi «réservoir d’énergie» à cette nouvelle source commune[32]

Cette différence de points de vue tient au fait que Freud n’envisage que le seul sujet amoureux alors que Ruffiot envisage le couple.

Le désamour

Pour parler du désamour, néologisme que j’emprunte à Ruffiot et qui traduit la réalité psychique des couples en crise, je voudrais d’abord faire un détour par la potentialité de souffrance que recèle toute relation amoureuse. Pour cela, je rappellerai le propos de Piera Aulagnier sur les conditions d’existence du Je et sur la relation amoureuse qu’elle envisage comme le paradigme de la relation symétrique. Dans Les destins du plaisir (1979), elle pose deux conditions nécessaires pour que le Je puisse exister : la première est qu’il soit reconnu par un autre Je ; la seconde est la nécessité pour le Je de préserver

«sur la scène de la réalité au moins un Je qui continue à l’investir et qu’il continue à investir[33]

Ces deux conditions s’inscrivent dans le registre de l’universellement nécessaire à la préservation du fonctionnement du Je, selon sa propre expression. Pourquoi universellement nécessaire ? Parce que tous les Je y sont soumis et que la perte de ces objets ne peut aboutir qu’à la mort, le Je n’étant plus alors en mesure de fonctionner. Ceci étant posé, Aulagnier passe à la définition de la relation de symétrie. Dans une telle relation qui est la relation de couple :

« 10 Chacun des deux Je est pour le Je de l’autre l’objet d’un investissement privilégié dans le registre du plaisir, privilégié ne voulant pas dire exclusif. 20 Une relation, et c’est le point le plus important, dans laquelle chacun des deux Je se révèle à l’autre et est reconnu par l’autre comme source d’un plaisir privilégié et aussi comme détenant un pouvoir de souffrance tout aussi privilégié[34]

Ce qu’Aulagnier formule ici de façon on ne peut plus claire est le pouvoir égal que détient chaque Je de donner du plaisir et de faire souffrir l’autre. C’est là qu’est ce qu’elle appelle la symétrie. Pour moi, la crise est la mise en acte de cette potentialité de souffrance. Le désamour n’est ni absence d’amour ni indifférence, il est, comme le dit Ruffiot, «amour en souffrance». Selon sa description, les couples

«vivent, revivent des phénomènes psychiques de même nature que ceux expérimentés dans l’état amoureux mais en négatif ; leur appareil psychique développe les mêmes mécanismes de défense que ceux qui prévalent dans le fonctionnement amoureux (déni, clivage, idéalisation), mais dans un but de dés-ancrage des corps l’un envers l’autre et des psychés l’une par rapport à l’autre[35]

De la même façon que nous avons parlé d’illusions groupale et couplale, nous parlerons maintenant de désillusion couplale. Freud voyait dans «les états amoureux […] les prototypes normaux des psychoses[36]» ; dans le désamour, comme le fait remarquer pertinemment Ruffiot,

«le fonctionnement mental possède toutes les caractéristiques de la psychose[37]

Quelles sont ces caractéristiques ? Des mécanismes de déni de la réalité, de clivage du bon et du mauvais objet, du bon et du mauvais moi, ce qui conduit à

«un vécu paranoïde vis-à-vis du partenaire internalisé ressenti comme une partie du moi mettant en danger de l’intérieur, l’intégrité individuelle. Le conjoint est devenu un corps étranger interne, un persécuteur interne[38]

En fait, le couple en crise se vit «comme une entité individuelle psychotique[39]

É. Smadja distingue

«deux ordres de causalité déterminant l’éclosion d’une crise : d’une part, des événements extérieurs. Épreuves et étapes, virtuellement critiques, vécus et traversés par chacun ou par les deux conjoints au fil de leur histoire ; d’autre part, l’évolution maturative d’un des membres qui le «pousse» à désirer secondairement la satisfaction pulsionnelle contre laquelle il s’est protégé au départ en choisissant son partenaire[40]

Comment la crise se manifeste-t-elle intra et interpsychiquement au sein du couple ? Par une déception que le sujet éprouve face à «la défaillance supposée de l’objet qui ne semble plus répondre à tous ses désirs[41].

Même si le partenaire ou objet amoureux externe n’a pas changé, écrit Smadja, c’est l’objet amoureux interne qui paraît faillir, ressenti alors comme étant insatisfaisant[42]

Ce qui se modifie c’est la réalité psychique du sujet. Un processus «de la rupture de l’idéalisation et du clivage» se développe alors et c’est le

«retour des pulsions agressives auto et hétéro, à la réorganisation d’une véritable ambivalence naturelle nécessaire au bon fonctionnement de la relation d’objet. Ce qui peut être difficilement supportable[43]

La déception entraine une nouvelle critique qui, à son tour, va provoquer une nouvelle épreuve de réalité permettant ainsi d’accéder à une vision de l’objet amoureux comme objet total ; la relation amoureuse devient alors ambivalente[44]. Cette ambivalence permet à la relation amoureuse, selon Smadja,

d’«accéder à une «position dépressive», avec sentiment de culpabilité, besoin de réparation, capacité de se soucier de l’autre. Certes, mais chacun est renvoyé à la réalité douloureuse de l’altérité de l’objet amoureux, de sa variabilité, de son pouvoir, de son impossibilité de le contrôler et de le posséder, mais aussi de sa propre dépendance à son endroit, si blessante narcissiquement[45]

Pour surmonter la crise, le couple aura recours à une série de mécanismes de défense qui vont reconstituer quelque chose de l’illusion initiale : une idéalisation de l’objet amoureux, un clivage qui va partager le bon et le mauvais objet. Le bon objet sera à l’origine du couple, le mauvais sera à l’extérieur constitué par tout ce qui peut attaquer le couple. Cela pourra conduire à des mouvements agressifs à l’égard de tiers perçus comme animés d’intentions hostiles à l’égard du couple. En fait ces intentions hostiles sont de nature projective : le couple projette sur ces tiers l’agressivité qu’il ne saurait manifester dans son propre espace psychique couplale sans retomber dans un nouvel état de crise. Vis-à-vis d’eux mêmes, les conjoints manifesteront des sentiments et des conduites possessives. Cette évolution du couple ne peut que conduire à une «disconfirmation» narcissique mutuelle des partenaires, comme le souligne Georges Lemaire qui fait remarquer que

« ce qui se produit au moment des crises, c’est un doute plus ou moins profond et plus ou moins durable sur la valeur objectale de l’autre chargé précisément d’apporter la confirmation de soi[46]

La tentative pour surmonter la crise a alors échoué. Une des raisons de cet échec est la tentative d’éviter la perte de l’idéalisation qui conduit à de nouveaux clivages dont le but est de permettre d’attribuer à des tiers l’origine de la souffrance et d’éviter ainsi d’avoir à effectuer le nécessaire et douloureux travail de deuil de l’objet idéalisé. Sa difficulté réside dans ce fait essentiel que

«la perte de l’Objet n’étant pas totale, le Sujet est tenté répétitivement de revenir à l’idéalisation primitive pour y échapper[47]

Ce retour à l’idéalisation primitive est rendu possible parce que le sujet déplace sur d’autres objets l’investissement destiné au premier ; il les idéalise et empêche ainsi l’achèvement du travail du deuil. Un autre cas de figure dans l’échec de ce processus est celui où le sujet développe à l’égard de l’objet «une haine suffisante qui permettra l’économie d’une autocritique, d’une démarche auto-agressive[48].» C’est l’autre qui est responsable, c’est lui qu’on accuse d’avoir tout déclenché et d’avoir ainsi gâché ce qui aurait pu être un rêve d’amour. Non seulement, le sujet refuse de reconnaître ce qui, dans cet échec, lui appartient, mais il continue de protéger quelque chose de l’illusion couplale qu’il ne veut pas voir s’effriter. Mais comme le souligne encore Lemaire, dans la crise alternent deux mouvements : le premier dirigé contre soi où on se hait d’avoir blessé ou perdu l’autre ; le second dirigé contre l’autre qu’on hait parce qu’il nous a blessé et, de plus, on le considère responsable de ce qui est arrivé. Cette alternance permet au sujet d’échapper au travail de deuil.

Je pourrai illustrer cette difficulté à faire un deuil par une courte vignette. Anne et Paul, un couple dans la cinquantaine, viennent me consulter après qu’Anne ait décidé d’abandonner le foyer familial. Elle a commencé une thérapie individuelle il y a trois ans, que Paul considère comme inutile et à laquelle il impute l’échec de leur relation. Il ne croit aux effets d’aucune thérapie, mais il accepte, en rechignant, d’accompagner Anne pour ne pas la perdre. Elle, de son côté, a déjà pris la décision de le quitter ; cependant elle prend l’initiative de lui proposer une thérapie de couple parce qu’elle veut qu’il l’écoute et ainsi lui dire ce qu’en dix-huit ans de vie commune, il n’a jamais voulu entendre. Anne se sent coupable de sa décision : devrait-elle le quitter ? Ne devrait-elle pas lui donner une chance et recommencer quelque chose avec lui ? En le quittant, elle sent qu’elle l’a profondément blessé et cette blessure ne fait qu’accroître sa culpabilité. À d’autre moments, elle aura l’impression d’avoir bien agi et fera une longue liste de tout ce qu’il lui a fait subir pendant toutes ces années où ils ont vécu ensemble. Elle ne pourra pas exprimer sa colère, mais je la sens latente qui se manifeste par des pleurs d’impuissance et de rage contre lui. Elle alternera entre ces états pendant longtemps, mais aussi très vite elle courra dans les bras d’un autre homme pour revivre une illusion couplale très courte qui se terminera pour elle de façon traumatique par un rejet incompréhensible de cet homme qui ne voudra plus la voir ni lui parler. Sa souffrance sera lourde. Mais de qui souffre-t-elle de Paul qu’elle quitte, d’une relation qui s’effondre ou de cette courte relation sitôt établie sitôt finie ? Elle vivra une véritable confusion de sentiments. Paul, de son côté, sera incapable de la moindre autocritique. Pour lui, Anne est responsable de tout. Elle a brisé leur amour, elle a détruit leur relation. Au cours de la thérapie, il la mettra en garde : «Dépêche-toi de te décider parce que bientôt je ne serai plus disponible.» En effet, peu de temps après, il rencontrera une autre femme et s’installera avec elle. Le deuil ? Paul n’a pas besoin de faire de deuil – du moins c’est ce qu’il pense – il lui suffit de se plonger dans une nouvelle illusion et de commencer une nouvelle relation. Je ne saurai jamais s’il la réussira, mais je sais, en revanche, que c’est sa troisième relation : il les finit et les commence toujours de la même façon. Il ne se donne aucun temps de solitude entre elles. À peine sent-il la fin que, déjà, il est ailleurs avec une autre femme.

* Ce texte a été publié dans la Revue de l’Association internationale de psychanalyse de couple et de famille, N0 13, juin 2014

[1] Freud S (1910 [1993]) D’un type particulier de choix d’objet chez l’homme in Œuvres complètes, Tome X, Paris, PUF, p.191

[2] Freud Sigmund, (1921 [1991]) Psychologie des masses et analyse du moi, chapitre VIII, in Œuvres complètes. Tome XVI, PUF, p.49

[3] Freud S. (1905 [ !987] Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Connaissance de l’inconscient, Éditions Gallimard, p.58

[4] Freud S (1922 [1970]) Pour introduire le narcissisme in La vie sexuelle, PUF, p.98

[5] Ibid., p.51

[6] Ibid., p.51. Ce sont les italiques.

[7] Ibid., p.51

[8] Ibid., p.51. Ce sont mes italiques.

[9] Ibid., p.52

[10] Ibid., p.52

[11] Ibid., p.53

[12] Ibid., p.53

10 Eiguer et al (1991) La thérapie psychanalytique du couple, Paris, Collection inconscient et culture, Dunod, p.106. Cet ouvrage sera cité dorénavant sous le sigle, THPC

[14] Kaës R, Un singulier pluriel, Paris, Dunod, 2007, 2007, p.43

[15] THPC, p.106

[16] Ibid., p.107

[17] Ibid., p.108

[18] Ibid., p.108

[19] Ibid., p.53

[20] Ibid., p.53

[21] Ibid., p.53

[22] Ibid., p.55

[23] Ibid., p.57

[24] Ibid., p.58

[25] Winnicott, Donald (   ) Jeu et réalité, Paris, Connaissance de l’inconscient, Gallimard, p.21

[26] Vocabulaire de psychanalyse groupale et familiale, Tome 1, Les Éditions du Collège de psychanalyse groupale et familiale, 1998, p.133

[27] Ibid., p.135

[28] Ibid., p.135

[29] THPC, p.108

[30] Ibid., p.108

[31] Ibid., p.109

[32] Ibid., p.110

[33] Aulagnier P, Les destins du plaisir, Paris, PUF, 1979

[34] Ibid., p.171

[35] THPC, p.138

[36] Freud S (1912-1913 [1993]) Totem et tabou, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de l’inconscient, p. 209

[37] Ibid., p.139

[38] THPC, p. 140

[39] Ibid., p.140

[40] Smadja E, Le couple et son histoire, PUF, 2011, p. 140-141

[41] Ibid., p.139

[42] Ibid., p.139

[43] Ibid., p.140

[44] Ibid., p.140

[45] Ibid., p.140

[46] Lemaire J-G. (1979 [2005]) Le couple : sa vie, sa mort, Paris, Payot, p. 208

[47] Ibid., p. 206

[48] Ibid., p 206

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