HISTOIRE ET KULTURARBEIT

 

De Piera Aulagnier à Nathalie Zaltzman

Si l’histoire est récit d’événements vrais, la connaissance historique n’est pas connaissance des événements dans leur singularité, mais dans ce qu’ils ont de spécifique, dans ce qu’ils offrent d’intelligible. La singularité de l’événement n’intéresse pas l’historien. L’histoire ne se présente pas comme le recueil des biographies des hommes un par un. En revanche, la psychanalyse semble centrée sur la biographie des individus, sur l’histoire de chaque homme dans la mesure où il s’y intéresse et est soucieux de la comprendre et de se l’approprier. Comment alors la psychanalyse pense-t-elle l’histoire ? 
Pour répondre à ces questions, je partirai des œuvres de Piera Aulagnier et de Nathalie Zaltzman. La notion d’histoire constitue un des pivots de la réflexion psychanalytique d’Aulagnier. Nous trouvons chez elle une élaboration spécifique de cette notion qu’elle rattache à celles de mémoire et de temporalité. Quant à Nathalie Zaltzman son intérêt pour l’histoire est particulièrement lié à ce qu’elle appelle, dans La résistance de l’humain1 : l’événement majeur collectif et individuel :avec l’institution des régimes totalitaires et des camps de concentration s’écroule le pacte qui existait entre l’homme et lui-même, entre l’homme et les autres. Ce pacte garantissait le socle d’une identification commune, incontestable : l’appartenance de chacun à l’ensemble humain. Les notions d’identification survivante et de Kulturarbeit sont au cœur de sa réflexion sur l’histoire. Le choix de ces deux auteurs n’est pas arbitraire, mais obéit à un lien de continuité, peut-être même, irais-je jusqu’à dire, à un lien de filiation : dans De la guérison psychanalytique2 N. Zaltzman rend hommage à P. Aulagnier et reconnaît sa dette envers ses avancées théoriques. 
La question de l’histoire chez Aulagnier est intimement liée à la constitution du Je et à sa fonction d’historien. Mais, d’abord, qu’entend-elle par Je ? Une instance psychique qui a pour tâche la production de représentations idéiques, un travail de mise-en-sens qui ne peut exister sans le langage. C’est une instance constituée par le discours qui n’est pas coextensive à la psyché. Son avènement a lieu dans une psyché habitée par d’autres instances et d’autres modes de représentation. Cependant ce qui le définit spécifiquement c’est le travail d’auto-historisation par lequel il opère sans fin une construction-reconstruction de son passé qui lui permet de donner sens à son présent et d’élaborer un projet identificatoire qui rend son futur pensable. Son apparition est précédée d’un temps où il n’existe que comme anticipation : la mère, qu’Aulagnier désigne comme le porte-parole, énonce, en lieu et place de l’infans, un discours qui précède de loin sa naissance : c’est ce qu’elle nomme l’ombre parlée, et supposée par la mère parlante. Elle est constituée par une série d’énoncés témoins du souhait maternel concernant l’enfant3 . Mais cet avant du moment où le Je est advenu sur la scène psychique, il ne pourra en prendre connaissance qu’à travers la version que pourra lui proposer la mère. Il lui empruntera les informations qui lui permettront d’écrire ce premier chapitre.

Le discours de la mère en lui racontant l’histoire de sa propre relation au bébé qu il n’est plus – histoire plus ou moins véridique plus ou moins inventée – lui rendra pensable cet avant qui se fait la preuve de l’attente de la mère, de son désir.[…] Dans la version que lui en propose la mère il pourra entendre un récit qui raconte le passé d’un aimant-aimé, il pourra entendre les paroles de l’oracle qui lui dévoile si des fées ou des sorcières se sont penchées sur son berceau. Cela n’empêchera pas qu’il reste tributaire, dans ce registre, d’une supposée connaissance, d’une supposée mémoire, d’une supposée vérité qui appartiennent à un autre4.

écrit Aulagnier. Dans cet ouvrage, où l’apprenti-historien n’est autre que le Je, elle formule les deux questions qui apparaissent en filigrane à travers tous ses textes et que je condenserai ainsi : la fonction du Je est une fonction d’historien. Il est animé par une recherche causale qui, à travers la construction ou l’invention de son histoire libidinale et, ajouterai-je, identificatoire, lui rend sensées et acceptables ces dures réalités que sont : le monde extérieur et le monde psychique qui, pour une bonne part, lui reste inconnu. Comment procède-t-il dans son travail de construction-reconstruction ? Si l’ontogenèse psychique, c’est-à-dire l’histoire libidinale et identificatoire,

traite des désirs ( des causes) qui ont fait qu’un œuf a pu être fécondé et de leurs conséquences tout au long du devenir de cet « œuf »,

le Je ne peut éviter de s’interroger sur cette ontogenèse ni de chercher à reconstruire son développement quelques fragmentaires que soient les documents dont il dispose. Son fonctionnement dépend de cette histoire dans laquelle il va s’ancrer et qui va substituer à un temps vécu-perdu la version qu’il va se donner par la reconstruction des causes qui l’ont fait être; elles lui permettront de comprendre son présent en même temps qu’elles rendront pensable et investissable son futur. Le lien et la quasi identité du Je avec la mémoire deviennent évidents. La mémoire

est ce Je passé auquel le Je présent fait appel pour pouvoir se reconnaître comme un existant,

écrit Aulagnier5. Elle est, ajoute-t-elle, l’espace psychique du Je où il dépose, afin de les préserver de l’usure, des fragments du temps qui passe et se perd,

en fixant le souvenir des expériences affectives qui ont modifié son parcours identifiant .

Mais ce Je ne saurait exister sans un « fonds de mémoire » qui se constitue dans l’enfance, formé de tous les éléments qui ont été investis et continuent de l’être; ce sont des points d’ancrage stables qui donnent au sujet un sentiment de continuité malgré les modifications de son désir, de ses choix et font en sorte que ce qui se modifie en lui ne le rend pas étranger à lui-même ni à ce qu’il a été. Il est, écrit Piera Aulagnier,

le garant de la permanence identificatoire de celui que l’on devient et que l’on continuera à devenir et par là de la singularité de son histoire et de son désir.6

Qu’en est-il de l’événement ? Il est d’abord évident que l’événement constitue le matériau avec lequel le Je construit-s’approprie son histoire. Cependant, d’un point de vue psychanalytique, tout événement n’a pas nécessairement d’incidence sur la psyché. L’événement n’est pas l’événement hors psyché. Il n’acquiert son statut que par ses effets et n’est conçu comme tel que dans l’après-coup. C’est dire qu’en psychanalyse il n’y a d’événement que psychique. Dans Il est arrivé quelque chose, Marie Moscovici écrit:

la notion d’événement psychique […]existe dans la trame de l’écrit inaugural de la psychanalyse, mais Freud ne [l]’a ni thématisée ni synthétisée en tant que telle ( bien que le mot lui-même, l’événement, apparaisse dans un titre important : Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques)7.

Ainsi cette patiente dont elle parle , Mme M., lui annonce d’une voix grave :

Il est arrivé quelque chose, Gérard [c’est son fils de vingt et un ans] a saigné des gencives en se brossant les dents.

Et la patiente de commenter :

C’est terrible, il arrive toujours quelque chose de terrible.

C’est la rencontre entre l’anxiété d’un fils et l’obsession d’une mère – la conjonction de deux discours, selon M..Moscovici. – qui découpe ici l’événement. Comme elle l’écrit encore: pour Mme M. c’est la terminaison de l’énoncé qui est indispensable et qui fait de cet événement banal et anodin un événement psychique qui va torturer Mme M. et la faire parler d’une maladie fatale dont son fils pourrait être affligé. L’événement psychique serait ce qui relance toujours et sans fin la construction/appropriation de cette histoire, la quête de sens, œuvre du Je. Ce travail du Je s’exprime dans et par un récit qui tente d’évoquer la singularité d’une vie.

De la guérison psychanalytique : l’identification survivante

Les modifications qui sont du ressort de l’analyse portent sur les modes d’organisation des conflictualités inconscientes dans ce qu’elles ont de plus singulier, de plus dialectalement propre à un Je unique, dans un corps et une histoire unique, désignée par un prénom et un patronyme qui distinguent ce Je de tous les autres,

écrit Nathalie Zaltzman. dont le livre De la guérison psychanalytique8 est, sans conteste, un des ouvrages les plus originaux et les plus personnels parus ces dernières années dans le monde psychanalytique. S’y reflètent à la fois le sens clinique de l’auteur et sa capacité spéculative. Cet ouvrage rassemble des textes que l’auteur a écrits au cours des vingt dernières années et qui témoignent d’une fidélité à certains thèmes sur lesquels elle n’a cessé de s’interroger. Même si l’influence de Piera Aulagnier est manifeste dans ses écrits, Nathalie Zaltzman demeure très proche de Freud dont elle tente de relire et de retravailler l’œuvre en articulant deux dimensions que les analystes contemporains ont abandonnées: l’individuel et le culturel. L’œuvre de Freud n’est pas qu’une étude des différentes pathologies psychiques auxquelles l’être humain peut être confronté au cours de son existence. Elle est aussi une réflexion anthropologique et sociale. Des œuvres comme Totem et tabou, Malaise dans la civilisation ou L’Homme Moïse et la religion monothéiste articulent une réflexion autour du culturel où la pathologie apparaît comme intimement liée au processus civilisateur. C’est le mérite de Nathalie Zaltzman d’écrire un livre où cette double dimension est remise sur le métier et analysée. Si la guérison psychanalytique – et l’adjectif est indispensable pour en souligner la spécificité – est le thème central du livre, les voies par lesquelles elle l’explore – la relation du Je aux autres, pour reprendre l’expression de Piera Aulagnier, les pulsions de mort, en particulier, sa remarquable réflexion sur la pulsion anarchiste, la Kulturarbeit – constituent elles-mêmes autant de questions qui présentent un intérêt indépendant de la guérison. Je ne saurais dans le cadre de cet article rendre compte de toute la richesse de ses analyses. Je me limiterai à ce qui peut s’articuler avec l’histoire et l’événement. L’histoire telle que l’homme la connaissait et se la racontait cesse d’être intelligible, à partir du moment où se produit l’événement du totalitarisme et des camps de concentration. Que deviennent alors le Je, la construction de l’histoire par le Je? Comment l’homme continue-t-il de vivre et d’investir dans ce contexte ? Nathalie Zaltzman parle d’une identification survivante mise en lumière par toute la littérature concentrationnaire : elle témoigne d’une référence inconsciente d’inclusion indestructible de l’individu dans le devenir de l’homme. C’est cette référence inconsciente que R. Antelme appelle L’espèce humaine. Pourquoi identification survivante ?Parce qu’elle survit

à l’écroulement advenu à la civilisation occidentale dans sa fonction de rempart de l’individu contre le règne du meurtre9.

Pour rendre compte de l’origine psychique de cette identification, l’auteur fait appel à l’héritage phylogénétique qui survivrait dans l’histoire individuelle, concept que les successeurs de Freud avaient complètement abandonné. C’est d’ailleurs un des mérites de son livre. Cet héritage phylogénétique signifie que l’inconscient garderait des traces de ce que l’espèce humaine a déposé en lui. En ce sens l’inconscient individuel n’existerait pas sans sa référence à l’ensemble qui, lui-même, n’existerait pas sans la référence à l’inconscient individuel C’est ce lien impersonnel d’appartenance à l’espèce que les tortionnaires des camps de concentration et les régimes totalitaires ont cherché à détruire sans y parvenir. Ce même lien a contraint les victimes et leurs descendants à porter ce désastre dans leur chair et dans leur âme, à en témoigner en le faisant entrer dans l’histoire et en essayant de le rendre intelligible. C’est la nouvelle donne que l’homme ne saurait éluder :

il est désormais inscrit dans l’ordre des possibles que l’homme peut cesser d’être un homme à ses propres yeux et au regard d’un autre10.

La Kulturarbeit

Seule l’œuvre de la Kulturarbeit peut porter secours à l’atteinte subie par l’homme du fait du totalitarisme et des camps de concentration. Ce concept omniprésent dans ce livre et clé possible de lecture permet d’articuler histoire et événement, dans la mesure où l’individuel et le collectif s’enracinent intimement en lui. Qu’est-ce que la Kulturarbeit ? C’est une notion que Freud utilise à la fin de la XXXIe conférence des Nouvelles conférences sur la psychanalyse. Nathalie Zaltzman la reprend, la qualifiant d’irremplaçable et d’intraduisible, et préfère la désigner par le terme allemand. La Kultur dans l’œuvre freudienne réfère, selon elle, à la Kulturarbeit. Elle n’en donne pas une définition comme telle, mais la compare aux concepts de civilisation et de culture pour la cerner et l’en différencier. Elle situe ces concepts à l’intérieur de ce phénomène historique caractéristique du XXe siècle qu’on appelle le totalitarisme qu’elle voit comme l’effondrement des intérêts et des droits de l’individu au profit d’une organisation de masse qui nie l’individu. Or tout changement se fait par l’individu isolé, visionnaire et déviant. C’est là qu’entre en jeu la Kulturarbeit. C’est un processus que la méthode analytique a mis en lumière, révélant comment il œuvre à l’évolution humaine. Il s’accomplit dans l’histoire singulière de chaque Je, par le psychique dans l’individuel : ce qui s’y élabore ne meurt pas avec le Je mais se transmet. Nous pouvons rapprocher la Kulturarbeit du processus d’historisation que décrit Piera Aulagnier. En effet,

À travers chaque processus analytique, écrit N. Z.. est modifié non seulement l’histoire d’une vie mais l’histoire des ascendants et des descendants de cette vie. Dans la pratique, nous ne cessons à travers chaque analyse de remonter le cours des générations qui précèdent l’analysant et nous observons hic et nunc comment leur histoire s’en trouve rétroactivement modifiée sur la scène psychique de celui qui fait une analyse, par conséquent dans la transmission du passé qu’il fera à son tour11.

Mais s’il est vrai que le psychique dans l’individuel participe d’un espace-temps mixte : limité par rapport à la durée d’une vie d’homme, indéfini au regard de l’humain dans son ensemble, alors pour singulière que soit une histoire subjective, elle est selon Zaltzman, le produit de deux modes de fonctionnement : d’une part celui des pulsions immortelles, d’autre part celui de la réalité humaine commune à tous les sujets. En ce sens la guérison n’est pas simplement une affaire privé :

Ce qui est traité, c’est l’interprétation singulière en impasse d’une problématique commune à l’ensemble humain12.

L’exemple de la littérature concentrationnaire

qui transforme une expérience traumatique brute, individuelle et collective, en œuvre interprétative commune13

nous offre un exemple remarquable de la façon dont la Kulturarbeit opère dans la cure : le conflictuel le plus singulier, mais en même temps le plus commun à tous, se transforme en voie interprétative pour l’ensemble.

*CE TEXTE EST UNE VERSION REMANIÉE DE L’ARTICLE QUE J’AI PUBLIÉ SOUS LE MÊME TITRE DANS LA REVUE SPIRALE Nº 177, MARS-AVRIL 2001 À MONTRÉAL.

Préface, PUF,1999, p. 1.
PUF., col. Épîtres, 2e édition,1999, p. 106 et 155.
La violence de l’interprétation, coll. Le fil rouge, PUF. 1975, p. 140.
L’apprenti-historien et le maître-sorcier, coll. Le fil rouge, PUF., 1984, p. 205.
Le temps de l’interprétation, Topique, 46, 1990.
Se construire un passé, Journal de psychanalyse de l’enfant, nº 7, Pianos, p.195
Il est arrivé quelque chose, Payot,1991, p. 9
p. 45
La résistance de l’humain, PUF., p. 1
De la guérison psychanalytique, p. 23.
Ibid. , p. 45.
Ibid. , p. 44.
Ibid. , p. 106.

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